Tsy maninona
À Michel Louvet
L’expression est courante ici. « Ce n’est pas grave » pourrait-on traduire, mais l’emploi est plus large. Je crois qu’elle révèle un ressort profond de l’âme malgache, quoique je ne sois pas sûr que les intéressés en seraient d’accord. Pourtant je m’amuse à le dire avant ceux que je rencontre et, au séminaire, c’est devenu un sujet de plaisanterie. Les séminaristes ne sont pas loin de me le donner comme surnom : tsy maninona.
La formule est formée bizarrement de tsy qui est la négation (ne pas), suivie non de « grave » mais de « pourquoi ? » On pourrait donc traduire « il n’y a pas de pourquoi », mais je n’en ai jamais eu confirmation, malgré mes questions. J’ai envie de rapprocher la formule d’une autre que j’arbore fièrement sur un de mes T-shirts : « inona ni olana ? » « quel est ton problème ? », phrase que me renvoient régulièrement des jeunes quand je commence à m’exciter. Cela désamorce effectivement la crise qui se prépare quand on entend « c’est quoi ton problème ? » On se sent ridicule de se monter pour si peu de choses.
Il me semble que le « il n’y a pas de pourquoi » a le même objectif : désamorcer les questions, minimiser le problème, le contourner, faire comme s’il n’existait pas… « Ce n’est pas la peine de te prendre la tête, il n’y a pas de quoi .»
Là est une source du charme qu’exercent les Malgaches sur l’étranger de passage. Enfin, ils ont d’autres atouts pour plaire, mais quand même. Ils sont accueillants la plupart du temps, souriants, attentifs, ils chantent, ils dansent, le premier abord est facile. Ils sont très fiers, surtout sur les Hautes Terres, mais ils semblent assez bien supporter les inévitables gaffes commises à leur égard. Elles glissent sur eux, le tsy maninona s’accompagne alors d’un soupçon de commisération qui semble dire : « décidément tu n’as rien compris, mais je suis au-dessus de ça ».
Il est rare qu’un Malgache défende son point de vue. Tsy maninona. « Tu peux penser différemment de moi, ce n’est pas grave, je préfère te donner raison pour ne pas avoir d’ennuis ». « De toute façon cela n’a pas d’importance, tu peux bien penser ce que tu veux ». Les Malgaches gagnent ainsi leur réputation d’être gentils et d’un abord agréable.
Beaucoup de Malgaches demandent de l’argent aux étrangers qui sont par définition riches. « Puisque tu as de l’argent tu dois m’en donner et si je peux t’arnaquer, je ne vais pas me gêner ». « De toute façon ce que je te prendrai ne te manquera pas, tu peux t’en passer sans problèmes alors que moi j’en ai besoin ». Mais vous pouvez refuser, ce n’est pas grave, on ne va pas se fâcher pour autant ! Jusqu’à la prochaine fois.
Que l’on me comprenne bien, ce comportement n’est pas uniquement en direction des étrangers. Le plus important chez les Malgaches est la solidarité, le Fihavanana comme ils disent, le fait que l’on tient les uns par les autres. Il faut à toute force éviter de casser les liens qui nous unissent. Il n’y a que cela qui serait vraiment grave. Bien sûr ces liens concernent essentiellement la famille proche, ou le village, éventuellement le groupe ethnique. Dans ces cas-là, le lien est profond, constitutif, on pourrait dire viscéral au sens fort, vital en tout cas. Aucune opinion particulière, aucune velléité d’indépendance, aucun comportement marginal, aucun manque de respect n’est tolérable parce qu’ils mettent en danger la cohésion du groupe et donc la vie de l’individu qui en dépend.
Avec l’étranger, les conditions sont différentes parce que justement il est étranger. La volonté de ne pas provoquer de rupture demeure, mais c’est juste pour avoir la paix et ne pas s’encombrer avec quelqu’un qui va partir de toute façon. Les Malgaches ont du mal à se défaire d’un complexe de supériorité face à celui qui ne peut pas les comprendre tellement ils sont mystérieux. En même temps ils souffrent souvent d’un complexe d’infériorité quand ils voient que leur style de vie n’est pas performant dans le monde d’aujourd’hui.
Tout cela est très éprouvant pour l’étranger qui demeure dans le pays et qui est en quête d’amitié. Tu redeviens vite insignifiant quand on n’a plus besoin de toi. Pour un Français, il n’est pas concevable d’entrer en relation profonde avec quelqu’un sans un dialogue vrai, passant obligatoirement, selon lui, par des échanges qui n’éludent pas les difficultés et qui ne refusent pas les éventuels affrontements. Le problème avec le tsy maninona est qu’il n’y a pas de résistance. Pas d’affrontement, mais pas davantage de dialogue comme nous l’entendons avec des points de vue différents qui se font face en vue d’une solution et qui portent sur des thèmes essentiels.
Ici la proximité est éventuellement affective, basée sur un respect réciproque au sens de la reconnaissance de la valeur de l’autre. En revanche, il est rare que l’on atteigne une communion d’idées ou même un débat. Où trouver quelqu’un qui livre un peu de son intimité ? Il faut mettre un Malgache vraiment en colère pour qu’il se laisse aller à dire ce qu’il pense. Mais alors il peut être d’une rare violence. Quand c’est une honte pour un Malgache d’être percé à jour, d’être compris, surtout par un étranger, le partage est difficile.
Tsy maninona ? Je trouve au contraire que c’est grave. Pas pour l’étranger qui trouvera ailleurs ce qu’il recherche, mais pour le Malgache qui, ne se livrant pas, se complaisant dans son mystère, ne parvient pas à découvrir qui il est. On se découvre en se disant, on parvient à mettre ses idées en place par le dialogue, on progresse dans la maîtrise de soi par la confrontation d’opinions d’origines diverses avec les siennes. Il est nécessaire de se persuader que des questions sont graves si elles engagent notre avenir et nos choix fondamentaux. Sinon comment oser des projets, se doter d’une colonne vertébrale, se poser comme quelqu’un face aux autres ?
En regard de l’omniprésence du fihavanana se pose un proverbe : ny fanahy no olona, l’équivalent de notre expression « le style c’est l’homme ». En l’occurrence : c’est en se construisant une manière d’être particulière que l’on devient quelqu’un, un homme. L’étranger que je suis ne comprend pas comment il est possible de bâtir ce type de personnalité sans rien prendre au sérieux et en refusant tout affrontement. Ai-je tort ?
Il me semble que les choses évoluent, en particulier chez les jeunes. J’aime bien être en contact avec eux parce qu’ils sont de plus en plus directs, francs, au besoin gentiment provocateurs voire caustiques. Certains se permettent de me contredire et certaines de leurs remarques touchent la cible que je suis. Des amitiés sont donc possibles et elles s’approfondissent au fil des années. Il y a cependant deux impératifs selon moi :
• éliminer absolument tout rapport de dépendance. Si je donne de l’argent l’équilibre est rompu. Pas d’amitié possible avec un débiteur. C’est déjà difficile avec un étudiant !
• pour le moins, instaurer impérativement une réciprocité réelle. Les cadeaux ne sont pas interdits s’ils sont réciproques. Ne jamais donner sans rien demander en échange, tant sur le plan matériel que sur les autres relations. Il ne s’agit pas d’atteindre une équivalence comptable mais d’engager des rapports paritaires.
• essayer de dépasser la barrière de la respectabilité. On me respecte tellement parce que je suis étranger, vieux, prêtre, prof, maître… que toute amitié devient impossible.
Le non-respect de ces règles conduit à l’assistanat. Bien sûr on fait ce qu’on peut.
Il n’y a pas que moi, tous les professeurs autour de moi se plaignent du peu d’intérêt que les étudiants éprouvent pour tout ce qui ne les concerne pas immédiatement. Le tsy maninona fait des ravages dans les salles de cours. Ils devraient lire "le Malgache n’est pas une île"(1) pour se motiver ! Mais c’est comment en France ? Les jeunes sont passionnés ?
(1) À télécharger ici ou en vente au presbytère du Cap-Ferret
15 December 2005 à 14:03
Merci Christian, tu restes au contact et c’est un plaisir de venir te rejoindre dans les tranches de vie que tu nous donnes à partager.
Jean-Paul BOUTON
19 December 2005 à 14:10
je me permets de transmettre votre adresse blog à ma soeur , car tous vos textes nous donnent à réfléchier sur notre condition humaine.c’est étrange mais ce n’est pas grave je l’ai déjà entendu au contact de personnes qui ont baissé les bras et que rien ne semble toucher!! un sentiment de fatalité et de ne pas avoir à batailler plus encore. Peut-être de la lassitude et de la soumission par rapport à sa propre attente de la vie.