Comment peut-on être prof de philo à Madagascar !
« Le Père Pedro c’est quelqu’un d’utile à Madagascar : il sort des pauvres des dépôts d’ordures, il leur permet de construire une maison, il leur donne à manger et du travail… c’est vraiment utile. Mais un prof de philo ça ne sert à rien pour des pauvres. Que viens-tu faire à Madagascar ? » Ne croyez pas que je plaisante, ce sont des réflexions que j’ai entendues à mon sujet. Elles ne venaient pas de Malgaches il est vrai. Ces réactions, typiques d’un racisme profond, me font penser à d’autres, plus anciennes, venant de personnes scandalisées par des pauvres : « ils n’ont pas de quoi nourrir leurs enfants et ils achètent la télévision ! » Depuis les discours ont changé. Il est normal d’avoir la télé, cela détend et contribue à l’abrutissement des masses. C’est pareil pour la religion, en tant qu’opium du peuple, elle est utile pour calmer les souffrances des pauvres, à condition bien sûr qu’elle ne se mêle pas trop de politique. Oui aux bons missionnaires, à ceux qui luttent contre la faim, la maladie, aux entrepreneurs qui viennent faire de l’argent dans les pays sous-développés, à ceux qui participent au développement de l’économie, aux organismes internationaux qui déversent des milliards aussitôt détournés… Oui au Père Pedro, non au Père Christian. Les dames patronnesses du XXI° siècle, mêmes envoyées par le FMI, préfèrent des pauvres qui ne réfléchissent pas. Il faut aller à l’essentiel : la survie. Je n’ai rien contre l’œuvre du Père Pedro, je souhaite simplement qu’elle lui survive. C’est bien de soigner les gens, de lutter contre le sida, de redonner vie à ces enfants squelettiques que j’ai vus à Antsirabe, même s’ils reviennent toutes les semaines … Mais est-ce que le seul but envisageable est d’aider des pauvres à survivre un peu plus longtemps ? Si on pensait à les sauver ! Il est bon de donner du travail, mais est-ce au prix des conditions inhumaines des entreprises franches ? Surtout que, dès que l’occasion se présente, elles partent en Chine parce que l’exploitation peut y être encore pire. « Oui mais de là à leur enseigner Kant et Hegel il y a de la marge ! » Je sais bien que ce n’est pas la panacée. Il y a d’autres formes de formation et d’aide au développement : tous les enseignants, ceux qui font du micro-crédit, ceux qui tentent d’animer un village, une région, ceux qui font réfléchir sur la politique, les syndicats, l’écologie, un développement durable… Ils n’ont pas une vision à court terme et ne pensent pas à des résultats dans l’immédiat. Alors pourquoi pas la philosophie aussi ? Comment je vois mon rôle ? Je suis devant des étudiants qui habitent dans leur île, fiers d’une tradition qu’ils ne connaissent pas, heureux d’être malgaches sans trop savoir ce que cela recouvre. Or la mondialisation est là. Les traditions sont bousculées, les repères disparaissent, les jeunes se mettent à ressembler à tous les jeunes du monde, l’argent devient le but suprême et l’égoïsme prend la place de la solidarité. Je n’ai pas de solutions à leur donner, mais je peux les mettre en lien avec des idées venant d’ailleurs dans le monde, à des pensées qui ont un rapport avec ce qu’ils vivent actuellement. Je suis capable de leur proposer des ouvertures. C’est tout mais c’est déjà ça. Je crois que j’ai dépassé la mentalité des premiers colons qui ne pensaient pas une culture possible en dehors de la culture européenne à laquelle tout le monde devait adhérer. Je ne pense pas non plus comme les grands économistes actuels, ceux qui ont tout compris de l’économie au point d’imposer un modèle unique partout dans le monde. Je n’ai pas de maître (un Dieu oui mais il faut en discuter), je ne veux pas de disciples. Je n’ai aucune pensée toute faite à proposer, je ne suis même pas sûr de la mienne. Je crois par contre au choc des cultures. C’est en rencontrant des gens différents, des modes de penser différents que l’on évolue. Je pense, avec d’autres, qu’un des principaux freins au développement à Madagascar vient des mentalités, de la fermeture des structures sociales et culturelles. Je ne sais pas comment les changer et ce n’est pas à moi de le faire. C’est aux Malgaches à faire évoluer leur culture et je n’ai aucun modèle à leur proposer. Je ne cherche qu’à les bousculer, à leur montrer les limites de leurs raisonnements, à ouvrir d’autres pistes devant eux. Socrate se comparait à un taon qui piquait ses concitoyens pour les faire réagir, pour les empêcher de s’endormir sur leurs certitudes, pour ne pas qu’ils désespèrent devant leur situation. Voilà une des facettes de ce que je cherche. J’essaye aussi de faire des ponts. J’ai écrit un petit fascicule Le Malgache n’est pas une île(1) qui a connu une deuxième édition (!) et qui montre que la culture malgache n’est pas unique, qu’on peut en trouver des harmoniques dans d’autres philosophies. Si des auteurs divers abordent les mêmes thèmes cela signifie qu’il est possible de dialoguer et que Hegel ou Nietzsche peuvent avoir quelque chose à dire à un Malgache. Il ne s’agit pas de devenir hégélien ; je leur répète sans cesse qu’ils doivent devenir des philosophes malgaches, créer leur philosophie, de nouvelles formes de penser qui leur soient propres au lieu de faire appel, d’une manière incantatoire, à la tradition des ancêtres. Mais le mélange entre l’ancien et le nouveau, ils sont les seuls à pouvoir le faire. Il faut que je me retire. Est-ce que je sers à quelque chose ? À vrai dire je n’en sais rien. Au bout de dix ans, il y aura 400 jeunes qui auront passé 200h avec moi. 200 parmi eux au moins deviendront prêtres, en particulier dans le centre de Madagascar. Je trouve que c’est une belle mission que j’ai reçue de leur parler de philosophie, de les inviter à penser par eux-mêmes, de se méfier des idées toutes faites, de ne pas se soumettre aveuglément à l’autorité, de laisser interroger leur foi par les questions des athées, de trouver des pistes pour se dégager des structures qui nous enferment et nous empêchent de respirer librement… Je les invite à créer de nouvelles manières d’être malgaches, de nouvelles manières d’être chrétiens. Je ne me fais pas trop d’illusions, la concurrence est rude, ils entendent d’autres sons de cloche : entre ceux qui leur enjoignent de revenir à la tradition des ancêtres en rejetant les étrangers, ceux qui leur rappellent qu’ils sont avant tout des catholiques romains, ceux qui leurs disent qu’avec quelques alléluia on va au ciel et qu’ils n’ont pas à se casser la tête, ceux qui ne voient que par l’assistanat… les replis sécuritaires sont tentants. Mais c’est amusant et c’est pour moi un défi de faire naître une lueur d’intérêt dans l’œil d’un Malgache en lui parlant de Kant ou de Nietzsche ou de Spinoza. C’est un moment de joie pour moi s’il réalisent que l’aina, la vie dont parlent leurs ancêtres, a quelque chose à voir avec le conatus de Spinoza, la Création continuée de Descartes, le vouloir vivre de Schopenhauer, l’éternel retour de Nietzsche, l’élan vital de Bergson… Quand ils posent des questions un tantinet impertinentes à un Monseigneur venu de Rome, je me dis que je ne perds pas tout à fait mon temps. On se console comme on peut de ne pas bâtir des maisons avec le Père Pedro. Photos
(1) À télécharger ici ou en vente au presbytère du Cap-Ferret