Aïkido Club d’Antsirabe 1
Interview de Christian Alexandre
(2ème Dan FFAAA, 1er Dan Aikikei de Tokyo)
Six mois par an, d’octobre à mars, le père Christian Alexandre – Rachri pour les Malgaches, ce qui signifie littéralement « monsieur Chri » –, quitte sa paroisse bordelaise pour Antsirabe. Professeur de philosophie, il enseigne alors cette matière au séminaire de Manantenasoa. En parallèle, il enseigne l’aïkido aux pratiquants de l’Aïkido Club d’Antsirabe (ACA)… Une rencontre entre religion, philosophie et aïkido.
Vous êtes prêtre et professeur de philosophie moderne et contemporaine. Quel lien faites-vous entre religion, philosophie et aïkido ?
Pour moi, religion et philosophie sont très liées car il s’agit d’une réflexion sur la vie. L’une et l’autre s’interrogent respectivement ; mais tous ne sont pas de cet avis. Dans ce rapport, la philosophie fait tomber beaucoup de fausses conceptions, telle cette vision d’un Dieu qui punit, récompense, surveille et nous empêche d’être libre… ce qui n’est pas le message de Jésus. Je suis de plus spécialiste des philosophes athées, ce qui conduit forcément à des périodes de questionnement et de remise en cause de sa foi. Il en surgit une foi renforcée, approfondie.
Et le lien avec l’aïkido ?
La foi est non violente, c’est un acte d’amour et je ne veux pas pratiquer un art martial qui détruit. L’aïkido respecte l’adversaire et montre que la force est inutile, c’est en accord avec une religion d’amour et avec ma conception de la philosophie : découvrir l’autre.
Pour O’ Sensei, l’aïkido était très proche d’une religion en soi. Qu’en pensez-vous ?
L’aïkido est une discipline qui s’adresse à l’Homme tout entier, corps et esprit ensemble. La répétition des techniques, la pratique assidue, tout cela développe l’instinct, qui permet d’unifier corps et esprit dans la réponse à une attaque. Il me semble que l’aïkido comble la dualité corps/esprit, comme la conçoivent certaines philosophies… Le corps semble devenir intelligent ; il est habité par l’esprit… La religion n’est pas loin.
Quand et comment avez-vous commencé l’aïkido ?
Comme beaucoup, j’ai commencé par faire du judo. Mais c’était un art martial trop tourné vers la compétition et la lutte avec un adversaire. En 1981, je me suis alors tourné vers l’aïkido, j’ai obtenu le 1er dan en 1991 et le deuxième en 2005. Il y a dans cet art une impression de décontraction et de souplesse… On cherche l’harmonie avec l’adversaire, alors que l’on ressent surtout l’opposition de forces qui s’affrontent, en judo.
Et Madagascar ?
La première rencontre a eu lieu à la fin des années soixante, pendant ma coopération. Trente années plus tard, le séminaire de Manantenasoa, à Antsirabe, cherchait un professeur de philosophie… C’était l’occasion d’y revenir. A cette époque, j’ai rejoint un petit groupe d’aïkidokas qui pratiquait sous la conduite d’un professeur, sur le parquet d’une salle de classe. L’ACA n’existait pas encore.
Comment en êtes-vous venu à enseigner ?
Lorsque ce professeur est parti, je l’ai naturellement remplacé. En enseignant, j’ai énormément appris. Un monde s’est ouvert, celui de la recherche sur les entrées, sur les formes. Il faut ensuite les mettre à la portée des pratiquants. C’est très enrichissant.
Il y a quelques séminaristes qui pratiquent à l’ACA…
… Il y en a trois, en effet. Je crois que cela correspond à une certaine recherche personnelle, à un certain état d’esprit. Même en dehors de la religion.
Quelle différence voyez-vous dans la pratique de l’aïkido en France et à Madagascar ?
Comme on dit à Madagascar, c’est plus « mazoto » ici. C’est à dire plus motivé… ou plus « nature », peut-être. C’est surtout la motivation générale qui fait la différence. Autour du professeur, le groupe des Uke motivés est large, plus que celui que l’on trouve en France. Mais c’est peut-être aussi dû à la moyenne d’âge, qui est de l’ordre de 20 ans à l’ACA.
Quelles relations avez-vous avec les Malgaches ?
Ici, la condition de prêtre est importante et respectée. Parfois trop, malheureusement, car cela peut créer une distance ; cela incite aussi parfois à des confidences, mais les rapports humains sont biaisés. Il y a une toute autre relation, beaucoup plus naturelle, qui se crée autour de la pratique de l’aïkido. Il n’y a pas de différence entre vazahas [les étrangers], prêtres ou Malgache. Il y a une vraie fraternité, une proximité qu’il est difficile de trouver au dehors. On ne se prend pas la tête, au sein de l’ACA… enfin, pas sur le tatami ; en dehors, ça peut arriver. [rire]
C’est une enceinte saine de rencontre ?
Oui. Je suis prêtre, à la messe, et professeur, en classe… professeur également en aïkido, mais c’est très différent.
Pourquoi cette différence ?
Sans doute parce que la compréhension ne se fait pas au même niveau. La philosophie doit être expliquée… et comprise, ce qui passe par l’intellect. Mes explications philosophiques ont-elles été comprises par les étudiants ? Je le sais plus tard, alors qu’en aïkido c’est immédiat : le déplacement, la pratique, l’unification du corps et de l’esprit, tout reflète ce que le pratiquant a emmagasiné.
Une autre différence existe : à l’ACA, le niveau d’instruction est très différent entre pratiquants, mais ça n’a aucune importance… que l’on soit trop physique ou trop intellectuel, on est handicapé ! L’aïkido s’apprend par la répétition, pas par l’explication. Quand on me montre un mouvement et que l’on me demande si j’ai compris, je réponds toujours : « attends, j’essaie… »
L’enseignement passe vraiment par le corps.
Par le corps, qui doit suivre. L’aïkido s’explique, bien sûr… un peu. Mais l’on a beau expliquer et expliquer, il faut y arriver. Ce n’est pas en réfléchissant que l’on arrive à unifier force, mouvement et intellect, il faut le vivre. Un jour, on sent enfin ce qu’est le travail avec les hanches. Un jour, on marche dans la rue en baissant les hanches, sans s’en apercevoir. Et ce jour là, on est aïkidoka. On travaillait en force depuis des années et un jour, ça passe tout seul… C’est le début du chemin.
Propos recueillis par Frédéric Bourg