Unité entre la foi et la vie
« Conférence spirituelle » donnée le 22 octobre 2005
au Grand Séminaire d’Antsirabe.
L’essentiel de la vie est le rapport aux autres et la foi chrétienne nous invite à vivre ces rapports dans l’amour. C’est là que doit se jouer le rapport le plus intime entre la vie et la foi. Les Chrétiens ne le vivent pas comme ils le devraient, ni mieux ni plus mal que les autres. Dieu est amour, nous devons aimer comme lui, c’est clair, même si c’est plus facile à dire qu’à faire.
Cette unité se joue dans des contextes complémentaires. Des Malgaches chrétiens font la distinction entre le spirituel qui serait du domaine de la foi chrétienne et les aspects matériels qui demeurent du ressort de la tradition, du rapport aux ancêtres, voire de la magie. Pour savoir quand et comment construire une maison, la foi chrétienne ne sert à rien. Il est utile en revanche d’aller voir le sorcier qui indiquera les jours fastes.
L’attitude rappelle ceux qui pensent que, pour les questions techniques, scientifiques, économiques, politiques, philosophiques et même morales, l’autonomie de la raison humaine est de règle et qu’il vaut mieux en écarter la foi. La vie concrète a des règles, indépendantes de la spiritualité chrétienne. On appelait cela de mon temps « l’autonomie du temporel ».
Ces conceptions séparent donc le domaine chrétien de la gestion de la vie concrète qui serait de l’ordre de la raison, de la tradition, voire des pratiques ésotériques.
L’Église a toujours refusé cette dichotomie. Elle prétend dire son mot sur tout ce qui concerne la vie, ce qui aide à comprendre son acharnement à ne pas abandonner le terrain de la morale, y compris dans ses aspects les plus intimes.
Les religions traditionnelles vont plus loin en revendiquant le droit de régler tout ce qui touche à l’existence des hommes, par des lois, des interdits et des pratiques magiques quand cela dépasse le prévisible. Rien ne saurait leur échapper et même la foi chrétienne peine à prendre sa place. Elles sont tellement globalisantes que la mise en question du moindre élément de la pyramide traditionnelle met en péril l’ensemble. Les lois, les rapports de parenté, les rapports sociaux, la manière de cultiver le sol, de produire, de penser, de prier, d’espérer…, tout est pris dans la tradition et mis en rapport avec les croyances. Le Dieu des Chrétiens, quand il est reconnu, vient la plupart du temps comme un chapeau couronner l’ensemble sans le détruire. L’osmose est longue et difficile. Là est l’enjeu de l’inculturation que le christianisme agisse dans ces cultures comme un ferment.
Le christianisme a pris une autre direction en laissant se développer des réflexions et des pratiques autonomes. De là vient la gêne de ceux qui n’ont pas l’habitude de penser et d’agir par eux-mêmes. Il l’a fait rarement de son plein gré et beaucoup de penseurs ont été obligés de défier la puissance de l’Église pour parvenir à penser librement.
La philosophie a peiné à garder son indépendance face à la théologie. Descartes et Pascal ont trouvé leur liberté de penser sans trop faire de vagues, mais beaucoup d’autres ont été condamnés par l’Église ou se sont opposés violemment à ce qu’ils croyaient être Dieu.
Les sciences ont fait de même. Il suffit d’évoquer l’affaire Galilée ou la mise à l’écart du père Theillard de Chardin. On n’affirme pas l’héliocentrisme ou l’évolution impunément, au moins dans les débuts. Ensuite la raison finit par l’emporter, l’Église reconnaît ses erreurs et tolère les théories nouvelles. Elle cède d’abord à une réaction de survie, à moins qu’elle ne cherche à protéger ses fidèles de bouleversements trop brutaux ; ensuite elle approfondit son rôle dans la société, sans abandonner son idée de donner son avis sur tout. Il y a d’ailleurs une nuance entre avoir un mot à dire et imposer sa manière de voir. Contrairement aux religions traditionnelles, la religion chrétienne, tant qu’elle ne devient pas traditionaliste, supporte une raison autonome. Elle abandonne des pans entiers à la raison, en espérant que ça dure !
Le danger devient alors inverse : la privatisation. La société actuelle voudrait bien cantonner la religion dans la sphère de l’intime, à la réserver aux choix de l’individu pour autant qu’ils n’interfèrent pas avec la vie de la société. La religion devrait se maintenir dans le privé. Certains se satisfont de l’espace qu’on leur abandonne.
On assiste ainsi à un repli important des Églises sur ce qu’elles ont en propre, les célébrations sont de plus en plus soignées, les processions sortent des églises, on reparle de pèlerinages, d’adorations, les signes extérieurs se multiplient, on recherche la beauté, le solennel. Les communautés dites nouvelles mettent l’accent sur la chaleur, l’enthousiasme, le merveilleux, voire les fastes d’antan.
D’un côté, il est vrai que nos célébrations avaient besoin de sortir de la routine ou du bavardage. D’un autre côté l’attention au quotidien s’estompe, si on excepte les prises de positions sur la morale. Le lien avec le politique se distend ou devient plus discret, les actions contre la pauvreté et pour le développement se replient sur le caritatif. Les thèmes récurrents tournent autour de la sexualité et de la famille…
Je ne pense pas que l’Église puisse avoir une parole originale sur la vie des hommes. Je trouve même excellent que nos prises de position, quand elles existent, rejoignent habituellement les engagements des hommes de bonne volonté. Il ne s’agit pas de viser l’originalité, mais d’être présents, à notre manière, sur les terrains où la dignité de l’homme est concernée. Il ne s’agit pas de faire jeu à part mais de montrer que notre foi nous donne des énergies particulières pour rejoindre des causes fondamentales et de choisir dans les attitudes proposées celles qui nous semblent aller dans le sens de l’Évangile.
Notre seule originalité est la conviction qui est la nôtre que Dieu est présent dans notre monde et que son image transparaît dans chaque homme. Jésus s’identifie aux pauvres, aux délaissés, aux rejetés (Mt 25)… Les rejoindre c’est le rejoindre, entrer en communion avec lui. Vivre de l’amour, y compris des ennemis, c’est vivre de lui. Nous n’avons aucune lumière particulière sur la manière de réaliser ces objectifs, mais nous avons la conviction que toutes les fois où nous nous engageons dans ces directions, c’est Dieu que nous rejoignons, c’est de sa vie que nous vivons. Ça motive en principe.
Cela ne va pas sans des temps de prière, de célébration, de révision de notre vie, de méditation de l’Écriture. La reconnaissance de cette présence divine suppose de dépasser les visions banales de l’existence et de l’homme, de sortir de l’impression que rien ne se passe et que rien n’avance, que rien ne vaut la peine. Reconnaître la marque de Dieu, faire l’expérience de notre compagnonnage avec lui, cela ne vient pas spontanément, mais suppose une démarche de foi en lien avec notre vie concrète.
Le danger est que la vie de foi s’arrête à la limite des Églises ou à la porte des églises, aux temps des célébrations. On prie et ensuite on revient à une vie normale. La prière formelle devrait déboucher naturellement sur une familiarité avec un Dieu qui nous accompagne dans tous les aspects de notre existence.
Cela suppose des reprises sans cesse renouvelées, des temps de méditation au cours desquels nous repassons dans la prière les moments forts de notre existence. Une vie qui n’est pas relue ne montre que ses aspects répétitifs ou désespérants, elle n’a aucune chance de révéler ses qualités d’ouverture vers Dieu. Si au contraire nous découvrons que nos existences sont habitées, il y a des chances que nous vivions le quotidien différemment, avec un enthousiasme renouvelé, attentifs aux ouvertures de nos frères, à l’affût de ce Dieu qui nous précède dans la vie des hommes et avides de parler de sa présence.
La vie de foi ne nous détourne pas de la réalité, elle ne sert pas davantage à apaiser nos souffrances, elle participe au sens, au dynamisme, à la profondeur ; elle prend notre vie pour en faire une œuvre à construire en fonction d’une espérance. Elle nous guide dans nos choix, nous aide à sortir de nos superstitions, sans nous dispenser de la rigueur des analyses humaines et d’une implication dans les entreprises des hommes.