Ce paradis quel enfer !
Le fihavanana est l’idéal d’amour des Malgaches, l’expression ultime de leur passion de la cohésion, de l’être ensemble, l’affirmation sans cesse renouvelée, au moins dans les mots, qu’ils forment un seul peuple sur leur île.
Cette conviction a un fondement religieux : Dieu, le leur, Zanahary, est la source de la vie donnée à tous les Malgaches, c’est ce qui fait qu’ils ont un sang unique. La conviction est moins forte sur le lien avec le reste de la terre ! Entre Dieu et les Malgaches, il existe des intermédiaires, leurs ancêtres, chacun les siens. Ils forment une longue chaîne qui les relie à la divinité, depuis les défunts récents jusqu’à ceux dont le souvenir se perd dans la nuit des temps, mais sont d’autant plus proches de Dieu au point de se confondre avec lui, disent certains.
Le fihavanana a des retombées pratiques nombreuses. Déjà dans la prière : on passe par la longue lignée de ses ancêtres personnels pour espérer être entendu par Dieu. De plus, il faut entendre l’expression de tissu social au sens fort : leurs vies sont tissées ensemble, dans une totale interdépendance qui rend difficile de s’imaginer seul, se faire seul, se penser sans lien avec une famille et un environnement plus large. La solidarité est une évidence a priori qui découle de l’ordre des choses et qui doit se matérialiser dans le quotidien de l’existence.
C’est bien là que le bât blesse : autant le fihavanana fonctionne très fort comme idéologie, autant la majorité des Malgaches disent qu’il n’existe plus concrètement. Surtout dans les villes, où dominent l’égoïsme et le chacun pour soi. L’argent compte plus que les relations et ces dernières se limitent souvent à l’environnement immédiat. Bref, c’est comme partout, sauf dit-on dans quelques villages isolés qui résistent à l’envahisseur ! Pourtant le rêve subsiste.
Cependant, faut-il regretter le fihavanana ? Avec le petit côté provoc qui me caractérise et qu’ils n’apprécient pas tous, je dis à mes étudiants que « le fihavanana c’est l’enfer ». L’image qu’il véhicule est celle d’un village soudé autour de ses chefs, dont les habitants ont les mêmes pensées, les mêmes coutumes, les mêmes interdits, où les enfants sont soumis à leurs parents, où les conflits se résolvent par la discussion. L’ordre règne puisque chacun est à sa place et qu’il y reste, que tout s’explique par la tradition des anciens, il n’y a rien à inventer, tout est dit. Personne n’a de besoins particuliers puisqu’il n’y a rien à désirer au-delà. Nul n’est dans le besoin puisque chacun partage un peu de ce qu’il a. Un monde totalement clos, dans un équilibre parfait, qu’il faut se garder de mettre en péril par des positions personnelles qui fragiliseraient l’ensemble. L’enfer quoi…
Cela me fait penser au Paradis Terrestre que décrit la Bible. Là aussi tout est en place, en équilibre, à disposition, inutile de souhaiter autre chose puisqu’on a tout. Dieu est là en permanence comme un bon maître à qui il suffit d’obéir pour être pleinement heureux. L’amour est partout, les problèmes nulle part. Le meilleur des mondes, bref l’enfer… Hegel disait de ce Paradis qu’il n’était bon que pour les animaux. Heureusement que le serpent s’en est mêlé pour mettre un bienheureux désordre dans tant de perfection invivable.
Les Malgaches y ont pensé à leur manière. Un proverbe vient au secours du fihavanana en détresse : ny fanahy no olona. —Je préfère cette formulation à l’autre : ny fanahy no maha olona qu’on peut traduire par « l’esprit fait l’homme » ce qui, avouons le, est une banalité pseudo philosophique et sans doute occidentalisée, réservant à l’esprit l’essence de l’homme— La première formulation a un équivalent français : « le style c’est l’homme ».
Il n’est pas question de mettre en doute ce que les Malgaches soulignent : nous ne nous donnons pas la vie, elle nous est donnée. Elle vient de Dieu, et, bien entendu, de nos parents, de nos éducateurs, de notre mère la terre, des sociétés où nous vivons avec leurs sciences, leurs techniques, le meilleur des créations de l’homme et le pire… Je n’ai aucune envie de douter des sources multiples de notre vie.
Pourtant il ne s’agit que de notre patrimoine, de l’héritage que nous recevons en naissant et que nous faisons grandir au cours de notre existence. Nous ne le choisissons pas pour sa grande partie, on peut donc y voir un destin. Autant l’aimer d’ailleurs puisque nous ne pouvons pas le changer. Par contre, être un homme c’est gérer ce patrimoine, l’organiser à notre façon y imprimer notre marque. Devenir quelqu’un c’est créer un style qui nous soit particulier, sinon nous ne sommes que des êtres génériques. Le style c’est l’homme.
Même Marx n’a jamais dit que l’homme était l’ensemble des rapports sociaux, il a montré qu’un homme ne pouvait pas se comprendre sans prendre en compte les liens sociaux dont il est issu. Ensuite, il pensait que beaucoup de possibles étaient ouverts pour modeler nos existences, sinon il n’aurait pas prêché la révolution.
Nous sommes dans la vie comme un enfant qui a reçu des jouets. Certains en ont beaucoup, d’autres moins. Il est possible de lorgner sur la part du voisin, mais le mieux est d’apprendre à jouer avec ce que l’on a, en recommençant si nécessaire, en créant de toute façon une vie qui ressemble à ce que nous souhaitons, une vie réussie parce qu’elle sera belle, qu’elle sera notre image.
Merci à mes pères et mères pour la vie qu’ils m’ont donnée avec toutes ses richesses. Mais permettez-moi d’en user maintenant à ma manière et pourquoi pas dans le prolongement de ce que vous avez fait si je le reconnais.
Merci à Dieu pour la vie qu’il me donne en abondance. Mais, permets-moi d’en jouer à ma manière. Je sais que si je t’étais parfaitement fidèle je serais parfait, pourtant je ne peux pas me contenter d’être soumis, ni à toi ni à d’autres. Je fais bien des bêtises parce que je cherche et je doute. Je ne suis jamais satisfait de ce que j’ai ou de ce que je suis et c’est pour ça que je m’égare dans des chemins de traverse, peut-être porté par le désir de toi. Tu as, je crois, une tendresse particulière pour le fils qui revient, même si tu aimes aussi celui qui reste sagement à la maison. Pardonne-moi d’être parfois trop sage.
24 January 2006 à 11:40
En lisant ces lignes que vous avez consacrées à l’analyse du fihavanana, je ne peux que m’éblouir de la façon dont vous décrivez les choses et qui trahit le philosophe que vous êtes. Sauf erreur de ma part, vous présentez le fihavanana d’abord comme quelque chose qui stigmatise l’individu, l’empêchant ainsi d’émerger, bref d’être différent, une personne avec ses propres désirs, ses ambitions. Ensuite, comme un trompe l’œil, maquillant la réalité qui est dramatique, étouffant par la suite tout débat.
Certains diront que vous vous placez sur un point de vue qu’ils qualifieront volontiers de pessimiste et d’iconoclaste. À mon avis, vous êtes parvenus à cette conclusion en vous basant uniquement sur des faits qui, bien que quantitativement convaincants, relèvent de la déformation sinon de la mauvaise compréhension du fihavanana par nos contemporains. En effet, il suffit de voir les parents, les ray aman-dreny, qui se démènent pour que leur progéniture devienne des olomanga, entendez par là des élites. À ce propos l’adage « ny adala no toa an-drainy » ou littéralement « est fou celui qui devient comme son père », traduit bien l’aversion des Malgaches pour le stéréotype.
Tous les bouleversements se soldant par des changements de régime politique, n’ont-ils pas été le fait de quelques individus ayant dit haut et fort ce qui n’allait pas ? Et s’ils ont pu renverser l’ordre pré-établi, n’est-ce pas à cause du soutien que leur ont témoigné la majorité ? Par ailleurs, il faut reconnaître que si le pays a échappé aux affres de la guerre civile, dans les moments les plus critiques de son histoire, et ce malgré quelques velléités belligérantes sur fond raciste, c’est en grande partie grâce au fihavanana. Pour toutes ces raisons, je reste optimiste quant au fait que le fihavanana peut être un stimulant pour le développement de Madagascar dans le contexte actuel de la mondialisation. À condition de le saisir dans sa pureté originelle. Rien qu’à considérer le Japon qui a su allier tradition et modernité, il y a de quoi espérer.
Liva Razafindrabe
1° année de philosophie à Manantenasoa