Etranger
16 November 2006Être un étranger, le problème est récurrent chez moi.
Il est indispensable de fréquenter assidûment un pays et même de l’aimer pour s’y sentir véritablement un étranger. Un touriste n’en est pas capable : il prend ses impressions immédiates et ses illusions pour la réalité.
Cela n’a rien à voir avec l’accueil qui est largement favorable ici, au moins si on a fait suffisamment ses preuves. Je ne manque ni de visites, ni de bises, ni de sourires, ni de dialogues, sinon d’amitiés…
Pourtant, dès le premier échange, mieux vaut vérifier que ce qu’on a dit est compris et que ce qu’on a entendu est conforme à ce qu’on voulait nous dire. Je suis sans cesse en train de simplifier mon vocabulaire, de repréciser ce que je voulais dire, d’essayer de deviner le sens exact du contenu de nos échanges. C’est parfois le cas en France aussi où les incompréhensions sont fréquentes mais elles sont moins flagrantes.
Certes je pourrais me sentir en position de force. En cours je me lâche parfois, je fais comme si mes élèves comprenaient tout ce que je dis. On ne peut pas tenir compte des disparités de plus de 80 étudiants, comprenne qui pourra. Après tout, les échanges se font en français et je le parle mieux qu’eux. Ils n’ont qu’à faire des efforts, progresser, puisque ce que je dis est correct, c’est à eux à apprendre. Ensuite je suis pris de remords et je suscite leurs questions pour vérifier où ils en sont.
Le pire est quand je reprends leurs notes et que je mesure l’écart entre ce que j’ai dit et ce qu’ils ont perçu. Mais ce doit être la même chose pour la majorité des professeurs dans le monde. La plupart de mes collègues préfèrent dicter, ça les rassure. Moi je donne des photocopies en complément. Chacun son truc.
Et il n’y a pas que les mots, il y a aussi la distance des coutumes, les différences de comportements, traditionnels ou simplement propres à une époque et à un lieu. Ai-je le droit, dans un pays où la place du chef est prédominante, de proposer que plusieurs ceintures noires se partagent la responsabilité des entraînements ? Dans un pays où la peur de se séparer est plus forte que le désir de vérité, puis-je pousser les membres d’un groupe à dire ouvertement ce qu’ils ont sur le cœur, quitte à aller jusqu’au clash et à la rupture claire ? Vaut-il mieux, pour sauver les apparences, supporter une ambiance pourrie, une agressivité sourde ? Est-ce même à moi d’en décider ?
Peut-être que je me complique la vie inutilement.
Est-ce du néo-colonialisme que de penser que certaines coutumes sociales, morales des visions religieuses auraient besoin d’évoluer ? Est-ce que le respect de l’autre doit aller jusqu’à s’interdire de le bousculer parce qu’on est étranger ? C’est bien joli de découvrir, avec une ferveur révérencieuse, les anciennes cultures, les rites séculaires, les croyances religieuses qui seraient vénérables du seul fait qu’elle viennent du passé…. Mais je ne suis pas un ethnologue et je pense que le choc des cultures et des approches religieuses peuvent faire évoluer les unes et les autres, qu’elles devraient le faire.
Je me sens coincé, mais pourquoi ne dénoncerais-je pas, puisque j’essaye de le faire en France, ce qui me semble contraire à l’épanouissement de l’homme ? Pourquoi ne ferais-je pas la promotion de visées libératrices, même si je me trompe ? Ce n’est pas être sûr d’avoir la vérité que de poser des questions, si du moins l’interrogation est réciproque.
La question de l’inculturation me poursuit : comment une pratique étrangère peut-elle pousser dans une terre qui n’est pas la sienne en modifiant la culture où elle est introduite et en devenant autre à son contact ? C’est bon tant pour la notion de démocratie que pour le mystère de l’Incarnation ou pour le culte des anciens.
A propos, je viens de voir le premier motoculteur retourner la terre de la rizière en face de chez moi. Au secours, la culture de l’angady, la bêche malgache est en danger !